Le Maître du Mont Xîn – Gérard Adam – Éditions M.E.O. – 2022 – ISBN 9782807003507

La danse – un mot qu’elle ignorait- l’a saisie un matin d’été, pour autant qu’il y ait des saisons à Bâ-tan, vallée des Cinq Printemps. Le nez dans l’herbe de la rive, elle débusque un grillon qui, percevant l’intruse, réintègre son trou. Elle reste sans bouger, souffle en suspens. Deux antennes pointent. La tête émerge, puis le corps. La petite bête fait volte-face, présente un croupion qu’elle se met à tortiller. La fillette retient son fou rire. Deux élytres alors se déploient, le cri-cri emplit l’air chargé de senteurs âcres. Traversée d’une joie fulgurante, l’enfant se redresse pour, frénétique, piétiner l’herbe, dandinant son popotin, faisant voleter sa jupette, mimant des lèvres et de la langue. Tellement à son jeu qu’elle ne voit pas s’approcher Korâkh, le petit-neveu de Sathô. Elle revient à elle en entendant ses quolibets, Hou l’ardiyâ, hou la gourgandine ! Il la singe à dix pas, les yeux dardés. Puis il fait mine de baisser sa culotte. Elle se met à hurler. On accourt. Le garnement s’enfuit.

Elle en retient que reproduire l’activité d’un insecte est source d’un bonheur répréhensible. Elle ignore avoir dansé, la langue de Bâ-tan ne connaît pas ce terme et l’unique spectacle qui en tient lieu, le nan-gô, est réservé aux mâles.

Nous venons de faire la connaissance de Soyindâ qui, sa besogne achevée, dansait, dansait, à voler au-dessus des cimes, à se dissoudre dans la lumière. Quand elle revenait de ce côté du monde, elle reprenait souffle en serrant les chèvres dans ses bras, puis les réattelait et ramenait à la nuit tombante le produit de son labeur, emplie d’une sensation exquise dont elle ne savait pas qu’elle s’appelait solitude.

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Heureuse écriture que celle de Gérard Adam. Car embarquer le lecteur dans plus de six cents pages d’une aventure de profondeur philosophique demande une technique d’approche pour l’apprivoiser et susciter une curiosité grandissante. Oh, s’il fallait faire un court résumé de l’ouvrage, les quelques mots de la quatrième de couverture suffisent. En révéler davantage serait enlever le piment que l’auteur a su doser avec parcimonie.

Deux femmes gravissent les pentes du Mont Xîn, où, au XIIe siècle, un couple d’amants philosophes a institué un rite faisant de l’érotisme une voie spirituelle. L’une est novice dans un monastère qui le perpétue sous la houlette d’un Maître vivant en solitaire dans son ermitage. L’autre, Soyindâ, est à chaque étape assaillie par les souvenirs. Enfant « naturelle », pauvre, solitaire, ostracisée, elle a découvert la danse interdite aux femmes en imitant des animaux, le vent dans les branches, les remous du lac… Elle a fugué, est devenue danseuse dans un faux temple voué aux ébats de riches débauchés, s’est faite moniale pour suivre son amie d’enfance, puis, défroquée, s’est lancée dans une brillante carrière de danseuse. Avant de se retirer dans l’anonymat, elle vient saluer une dernière fois le vieux Maître dont les jours sont comptés.

Comme tout banquet bien préparé, l’auteur nous présente ses convives, les lieux et surtout l’explication de nombreux termes qui confèreront au récit toute l’authenticité requise.

Pour reprendre un passage de l’œuvre, les questions tournoient comme les taches de lumière décrites par les adeptes de la Sève.

Quelle est la place de ce « là-bas » devenu « ici » ?

Roman d’aventure, de quête intérieure et de réflexion. Sur l’art, l’authenticité et ses dévoiements, la sexualité humaine, la spiritualité, l’emprise délétère des religions et des systèmes de pensée, l’inévitable sclérose de toute institution, la relativité de toute morale…

À vous lecteurs de découvrir « l’insaisissable ». Tel ce personnage et son essence multiple.

Il est une eau infiltrée dans la roche pour ressurgir en source là où on ne l’attend pas.

Gérard Adam est de cette trempe. Il ne fuit pas sa multiplicité, il la dissout dans l’art. L’art de la belle écriture.

Ex-médecin militaire, coopérant au Congo, Casque bleu en Bosnie-Herzégovine, Gérard Adam est l’auteur d’une vingtaine de romans et recueils de nouvelles. Également traducteur du bosno-croate, il est titulaire de plusieurs prix littéraires et a obtenu le prix international Naji Naaman pour l’ensemble de son oeuvre.

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